L’importance des interactions physicochimiques à l’interface entre le noyau et le manteau reste la grande inconnue de la dynamique interne de notre planète, et peu d’arguments existent pour préciser la nature de ces échanges au cours de l’histoire de la Terre. Une équipe internationale de chercheurs(1) proposent que les échanges entre le noyau et le manteau se sont accrus entre 2.5 milliards d’années et aujourd’hui. Ils observent en effet une nette différence dans l’abondance d’un isotope de tungstène, un traceur idéal de potentiels « fuites » du noyau, dans des roches dérivées du manteau avant et après cette date. Cette évolution pourrait être associée à l’instauration progressive de la tectonique des plaques et la subduction du matériel relativement oxydée dans les profondeurs du manteau. Mais l’hypothèse la plus séduisante est la cristallisation de la graine qui, en rejetant de l’oxygène dans le noyau externe liquide, aurait ainsi induit le rejet du tungstène dans le manteau. Ainsi, les mesures isotopiques du tungstène permettraient de contraindre l’âge d’apparition de la graine.
Certaines îles océaniques sont associées à des panaches mantelliques provenant du manteau très profond. Les basaltes de leurs volcans sont donc d’excellents candidats pour révéler les éventuelles interactions chimiques entre la base du manteau et le noyau. D’ailleurs, les isotopes de l’hélium et de l’osmium et les rapports élémentaires du fer et du manganèse ont déjà été utilisés pour discuter ce type d’échange. Mais il existe de forts contre-arguments basés sur d’autres éléments, en particulier les éléments sidérophiles (largement concentrés dans le noyau), qui sont des témoins importants de ces interactions.
La nouvelle étude présentée ici est basée sur l’étude du comportement du tungstène. Cet élément est sidérophile dans les conditions réductrices de la formation de la Terre et on estime ainsi que 90% du tungstène terrestre réside dans le noyau. Pourtant, l’isotope 182W du tungstène a continué à être produit dans le manteau par désintégration radioactive de l’isotope 182Hf de le hafnium au cours des 50 premiers millions d’années du système solaire. La mesure isotopique de l’abondance du 182W dans les basaltes des iles océaniques peut donc permettre de tracer les interactions noyau-manteau.
Par chance, le comportement du tungstène diffère de celui de beaucoup d’éléments sidérophiles, du fait de sa très forte charge (4+ ou 6+) dans les silicates. Des expériences antérieures du partage du tungstène entre métal et silicate liquides ont montré que le tungstène n’est plus sidérophile dans des conditions oxydantes (par exemple, lors de la coexistence de Fe et FeO) et il se concentre alors préférentiellement dans les silicates du manteau. En plus d’être un traceur potentiel des interactions noyau manteau, le tungstène a donc un comportement très variable en fonction de l’état d’oxydation à l’interface noyau-manteau.
Alors que les roches anciennes possèdent des excès en 182W, les roches modernes associées à des panaches mantelliques montrent un déficit dans cet isotope. En mettant en évidence une claire différence entre l’abondance du 182W dans les roches mantelliques anciennes (4.3 à 2.5 milliard d’années) et les basaltes d’iles océaniques récentes, les auteurs de cet article montrent l’intensification, depuis 2.5 milliards d’années, des échanges entre noyau et manteau. L’absence de corrélation entre les variations en 182W et la concentration des éléments hautement sidérophiles (e.g. Ir, Os, Pt, etc.) suggèrent une modification de l’état d’oxydation à la base du manteau ou dans le noyau externe.
A cette époque, la dynamique de la Terre profonde a été affectée par deux évènements majeurs : l’instauration progressive de la tectonique des plaques et la cristallisation de la graine dont l’âge d’apparition est source de vives controverses. Ces deux évolutions ont pu contribuer à rendre plus oxydante l’interface noyau-manteau.
Néanmoins, c’est la cristallisation de la graine qui expliquerait le plus simplement le rejet de tungstène primordial vers la base du manteau. En effet, le fer cristallin présent dans le noyau interne ne peut pas intégrer les 3 à 5 pourcents d’oxygène qui sont présent dans le noyau liquide externe. Ainsi, la cristallisation de la graine provoque une augmentation de la concentration en oxygène dans le noyau externe et donc le rejet de tungstène primordial dans le manteau inférieur. Les auteurs concluent que les évolutions temporelles de la composition isotopique en tungstène dans les basaltes des îles océaniques pourraient permettre de dater la croissance de la graine.
Un changement de l’état d’oxydation à la frontière entre le noyau et le manteau peut être induit par la subduction de croute océanique oxydée ou par cristallisation de la graine. Dans les deux cas, cela provoque le rejet de tungstène primordial vers la base du manteau, par une diffusion au niveau du manteau solide, des zones de manteau partiellement fondues ou par exsolution d’oxydes.
Sources
H. Rizo, D. Andrault, N.R. Bennett, M. Humayun, A. Brandon, I. Vlastelic, B. Moine, A. Poirier, M.A. Bouhifd, D.T. Murphy.182W evidence for core-mantle interaction in the source of mantle plumes Geochemical Perspective letters (2019) doi: 10.7185/geochemlet.1917
Notes
- (1) Incluant des chercheurs de laboratoires étrangers, dont le Department of Earth Sciences à Carleton University (Carleton-Ottawa, Canada) et français, le Laboratoire Magmas et Volcans (LMV / OPGC, UCA / CNRS / IRD / UJM)