D’après les calculs des équilibres géochimiques une grande quantité de volatils incluant les gaz rares n’aurait pas été dégazée lors de l’accrétion terrestre. Cette quantité de volatils serait stockée dans des réservoirs profonds tels que le manteau inférieur, la couche Dʺ ou bien le noyau terrestre. Cependant, en raison du manque de données expérimentales, en particulier des coefficients de partage entre phases solides et liquides des éléments volatils, l’existence même de ces réservoirs reste fortement débattue. Une étude récente menée dans le cadre d’une collaboration entre plusieurs laboratoires (LMV/OPGC, UCA/CNRS/IRD à Clermont-Ferrand, IMPMC, Sorbonne Université/CNRS, Paris et le synchrotron européen ESRF à Grenoble) a montré que les minéraux du manteau inférieur terrestre possèdent une capacité de stockage en gaz rares (argon, krypton et xénon) compatible avec les données géochimiques. Pour aboutir à ce résultat, les scientifiques ont effectué des expériences de solubilités aux conditions extrêmes de pression et température correspondant à la frontière noyau – manteau. Ces travaux ont permis d’établir que le stockage de volatils dans le noyau terrestre est peu probable. Ils ont également permis de proposer un scénario d’intégration des volatils lors de la phase de solidification de la Terre. Cette étude a des implications sur l’évolution géochimique et géodynamique de la Terre et fournit des informations importantes sur le budget global en volatils de notre planète.
Les gaz rares sont des marqueurs géochimiques importants permettant la reconstruction de la distribution en volatils au cours des périodes géologiques. Leurs rapports isotopiques mesurés dans les basaltes des îles océaniques et des dorsales océaniques (OIB et MORB) démontrent l’existence de deux réservoirs de volatils différents dans le manteau terrestre: une source pauvre en volatils (MORB) et un réservoir primordial plus riche provenant des panaches mantelliques (OIB). Cependant, la taille et la localisation des réservoirs profonds sont toujours sujettes à débats. Cela est lié aux difficultés d’identification de la région source des OIB et à l’absence d’échantillons naturels qui permettraient de reconstruire les processus de rétention des volatils qui se sont produits lors de l’accrétion terrestre.
La présente étude révèle que le manteau terrestre profond avait la capacité de retenir les gaz rares pendant la cristallisation de l’océan magmatique et qu’il pourrait représenter un réservoir important de gaz rares. Les scientifiques ont étudié expérimentalement la solubilité du krypton dans la ferropériclase (Mg,Fe)O (2ème phase la plus importante du manteau inférieur) et dans différents alliages métalliques dans les conditions du manteau inférieur (115 GPa et 3700 K). Ces conditions ont été atteints en utilisant la cellule à enclumes de diamant chauffée avec des lasers. Des mesures quantitatives ont ensuite été effectuées par spectroscopie d’absorption des rayons X et par microscopie électronique.
Les données obtenues montrent que la ferropériclase peut retenir jusqu’à 3% en poids de krypton représentant un ordre de grandeur supérieur par rapport au noyau externe liquide de la Terre. En utilisant des données récentes de compressibilité des gaz rares, ils ont en outre démontré que la substitution du krypton dans le site anionique de (Mg1-x, Fex)O sous forme de défauts Schottky est possible dans les conditions du manteau inférieur. Les concentrations relatives du néon, de l’argon, du krypton et du xénon stockées dans la ferropériclase et la bridgmanite ont été estimées à partir de la modélisation de la déformation de leur réseau cristallin. Ces concentrations sont en bon accord avec les estimations basées sur les concentrations de l’hélium 3 dans les basaltes des îles océaniques ou les concentrations radiogéniques de l’argon 40 de la Terre profonde et suggèrent que le manteau inférieur profond est un réservoir potentiel de gaz rares.
Les résultats mettent en lumière le processus de distribution des volatils aux premiers stades de la formation de la Terre, lorsque la planète était complètement en fusion et pendant la période de l’océan magmatique qui s’est sans doute produite après le dernier impact géant sur Terre formant la lune. Lors de la cristallisation et de la différenciation de l’océan magmatique qui a produit le noyau et le manteau terrestre, des gaz rares peuvent avoir été incorporés dans la structure cristalline des minéraux du manteau inférieur. Comme les panaches provenant de la couche Dʺ n’ont que des interactions limitées dans le manteau inférieur, les éléments volatils peuvent donc rester piégés dans les phases du manteau profond au cours des périodes géologiques.
Graphe illustrant le comportement physico-chimique du krypton pendant le refroidissement de l’océan magmatique lors de l’Hadéen (compressibilité, compatibilité et comportement de partage). Les différentes caractéristiques du Kr peuvent expliquer ses concentrations actuelles dans différents réservoirs de la Terre estimées à partir des calculs de bilan de masse géochimique (à droite).
Source:
Rosa A.D., Bouhifd M.A., Morard G., Briggs R., Garbarino G., Irifune T., Mathon O. and Pascarelli S. (2020). Krypton storage capacity of the Earth’s lower mantle. Earth and Planetary Science Letters 532, 116032. https://doi.org/10.1016/j.epsl.2019.116032
Contact(s):
- Angelika ROSA – ESRF, Grenoble, France
angelika.rosa@esrf.fr ; 04 38 88 19 75
- Ali Bouhifd, Laboratoire Magmas et Volcans, CNRS / UCA / OPGC / IRD
ali.bouhifd@uca.fr ; 04 73 34 67 72