Un nouveau type de scénario volcano-tectonique pour les îles océaniques : glissement de flanc, éruption explosive et tsunami à Tenerife il y a 170 milliers d’années.

 

Les volcans boucliers océaniques tels que les Canaries, Hawaï ou La Réunion subissent régulièrement des phases de destruction massive de leurs flancs, impliquant des volumes de plusieurs dizaines voire centaines de km³. Ces gigantesques glissements de terrain représentent potentiellement un risque de faible fréquence mais de forte magnitude, notamment du fait des tsunamis qu’ils peuvent engendrer. Cependant, les facteurs de déclenchement et les processus physiques contrôlant ces glissements sont peu contraints, du fait de l’absence d’observations historiques et de donnée instrumentales. Des études récentes sur les turbidites et dépôts de tsunami associés à de tels évènements aux Iles Canaries ont suggéré une mise en place multiphasée de type glissement rétrogressif. Dans une nouvelle étude, des chercheurs du Laboratoire Magmas & Volcans (LMV, Clermont-Ferrand), de l’Instituto Volcanológico de Canarias et du Museo Nacional de Ciencias Naturales (Tenerife, Iles Canaries) ont analysé les traces géologiques d’un tsunami à Tenerife pour proposer un scénario original de glissement de flanc rétrogressif associé à une éruption volcanique majeur de style explosif.

Les tsunamis sont des agents de transport particulièrement puissants et impliquent des transferts sédimentaires importants entre la plateforme péricontinentale et les milieux côtiers (jusqu’à plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres dans le cas de tsunamis majeurs tels que ceux de Sumatra en 2004 et du Japon en 2011). Les dépôts de sable, boue et blocs laissés à terre par un tsunami sont parfois préservés dans les archives sédimentaires, devenant ainsi leur trace géologique. Les sédimentologues tirent profit de ces dépôts pour tenter de dater et de reconstituer les tsunamis du passé. Dans le cadre du projet européen ASTARTE (Assessment, STrategy And Risk reduction for Tsunamis in Europe – FP7 ENV.2013.6.4-3), une équipe franco-espagnole coordonnée par Raphaël Paris (LMV) a minutieusement analysé la répartition spatiale, la structure et la composition de dépôts de tsunami sur la côte nord-ouest de l’île de Tenerife. Les chercheurs ont ainsi mis en évidence deux tsunamis se succédant dans un laps de temps très court il y a environ 170 milliers d’années.

Les deux dépôts de tsunami se présentent sous la forme de conglomérats chaotiques où se mélangent divers types de roches volcaniques et de fossiles marins (coquilles de bivalves, gastropodes, fragments de coraux, foraminifères) voire continentaux (os de lézards, gastropodes). La faune marine est exceptionnellement riche et sa composition inhabituelle reflète un mélange d’environnements différents allant du supralittoral au bathyal. Les traces du premier tsunami ont pu être retrouvées jusqu’à une altitude de 50 m sur la pointe nord-ouest de Tenerife, tandis que les dépôts du second tsunami atteignent localement une altitude de 132 m. Ce qui différencie également le deuxième tsunami du premier, c’est la présence de nombreuses ponces phonolitiques, associées notamment à des obsidiennes et des syénites. Le substratum local étant exclusivement basaltique (coulées datées à 194 ka et 178 ka, sous les dépôts de tsunami), ces roches proviennent du volcanisme différencié de l’édifice central Las Cañadas (proche de l’actuel volcan Teide), situé à plus de 20 km des dépôts de tsunami.

Fig. 1 – Dépôts de tsunami sur la côte nord-ouest de Tenerife (Iles Canaries), témoins du glissement massif du flanc nord de l’île et d’une éruption explosive majeure il y a 170 milliers d’années (modifié d’après Paris et al., 2017).

La composition des ponces en éléments majeurs et traces est similaire à celles des phonolites du cycle éruptif Diego Hernandez III (DH III), s’achevant par l’éruption plinienne d’El Abrigo (180-170 ka) et l’éviscération quasi-totale du système magmatique superficiel (1-2 km sous le niveau de la mer). Les produits du cycle DH III se distinguent notamment par leurs rapports Si/Al et Nb/Zr plus élevés que les cycles éruptifs précédents (DH I et DH II). Absents du premier dépôt de tsunami, les produits de l’ignimbrite finale émise lors de l’éruption d’El Abrigo ont donc été incorporés au second tsunami. Les chercheurs ont dès lors pu élucider pour la première fois le scénario complexe qui a vu la destruction massive du flanc nord de Tenerife et la formation de la caldera de Las Cañadas il y a 170 milliers d’années. Pour des raisons qui restent à déterminer et qui sont peut-être liées à la réactivation du système magmatique sous Tenerife, la partie sous-marine du flanc nord de l’île commence à se déstabiliser, produisant une première série de glissements et turbidites de composition essentiellement basaltique. Le premier tsunami inondant Tenerife résulte d’un de ces premiers glissements (~40 km³). Le processus de déstabilisation rétrogressive du flanc se poursuit alors même que s’amplifie l’activité explosive au sommet du volcan Las Cañadas. Les ignimbrites recouvrent une grande partie de l’île, dont les côtes déjà dévastées par le premier tsunami. L’éruption s’achève par la destruction totale du sommet et du flanc nord de l’édifice Las Cañadas, produisant une avalanche de débris d’un volume estimé à ~15 km³. Ce glissement final est à l’origine du second tsunami, dont les vagues vont atteindre des altitudes de plus de 130 m sur la côte nord-ouest de l’île. Le volcan qui culminait à plus de 3500 m d’altitude est littéralement décapité et éventré par les glissements successifs, laissant une cicatrice béante d’un volume de 170 km³.

Il s’agit là d’un scénario inédit pour un volcan bouclier d’île océanique. On connaissait déjà l’existence de ces grands glissements de flancs, ainsi que celle d’éruptions très explosives au centre de Tenerife. Cependant, la combinaison et les interactions probables entre les deux phénomènes représentent un nouveau style d’évènement volcano-tectonique, révélé par l’intermédiaire des dépôts de tsunami. Cette étude prône aussi pour une meilleure prise en compte de l’aléa tsunami en contexte volcanique.

 

Pour en savoir plus :

https://www.nature.com/articles/ncomms15246

Source(s) :

Paris, R., Coello Bravo, J.J., Martín González M.E., Kelfoun, K., Nauret, F., 2017. Explosive eruption, flank collapse and megatsunami at Tenerife ca. 170 ka. Nature Communications 8, 15246.

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Raphaël Paris, UCA-LMV raphael.paris@uca.fr 04 73 34 67 17